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Nous sommes en pleine campagne briarde et Louis XV, roi "Bien-aimé" règne alors avec une certaine insouciance sur le Royaume de France. Il s'adonne très souvent aux plaisirs de la chasse à quelques kilomètres d'un domaine bien connu des habitants de Férolles. C'est ici même que naît en 1745, François-Jean Lefebvre de La Barre.
Revenons une centaine d'années en arrière, en 1638. Un traité stipule alors qu'un dénommé Antoine Lefebvre, conseiller au Parlement de Paris, maître de requêtes au Palais acquiert la terre de La Barre et sa Seigneurie pour une somme relativement conséquente, montrant ainsi la richesse de la lignée. Nous sommes effectivement à l'époque où les grands bourgeois réussissent à acheter leurs privilèges, en acquérant de grandes propriétés à quelques lieux de Paris.
Antoine Lefebvre accroit sa fortune à Paris, agrandit le château, l'enrichit de riches bibliothèques et tapisseries, de riche mobilier, et s'y installe en 1652.
Pendant des dizaines d'années, Antoine et son fils auquel il lègue son office de maître de requêtes auprès du Parlement de Paris, entretiennent le château et l'aisance de la famille.
Son fils, prénommé Joseph-Antoine, désormais élevé au rang de Chevalier franchit un degré de plus dans la Noblesse de robe par rapport à son père puisqu'il devient au service du Roi Louis XIV intendant du Bourbonnais et représentant de Sa Majesté dans sa Province briarde. Le commerce extérieur tend à s'étendre ( en parallèle, Colbert est alors au pouvoir et demande à M. Josse Van Robais de Middelbourg de venir en France apporter son savoir en matière de fabrication de draps fins. Abbeville sera alors l'implantation de ce commerce). Joseph-Antoine part donc également à Cayenne afin d'exploiter l'île. Au château on agrandit encore, on construit des dépendances, une chapelle et un pigeonnier.
En 1682, Louis XIV le nomme Gouverneur du Canada. Malheureusement, cette mission est un échec et le Chevalier ne s'en remettra pas. Il décède en mai 1688 laissant trois enfants: François, Marguerite et Jeanne.
Si les deux filles sont bien mariées à des hauts parlementaires (Marguerite Lefebvre de La Barre épouse Thierry Savin, chevalier, Seigneur de Quincy et sa sœur Jeanne épouse Antoine François Lefèvre d'Ormesson, conseiller du Roi), il n'en est pas de même pour François.
Celui-ci, bien plus insouciant, se marie au Havre avec la roturière Marguerite Dumont, fille d'un capitaine au régiment de Navarre, et se contente de vivre de ses rentes. Ils donnent naissance à 8 enfants, 7 filles et un garçon, Jean-Baptiste Alexandre sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Sur les 7 filles, une ne survit malheureusement pas et quatre autres entrent dans les ordres et renoncent à leur titre de noblesse. Seule Anne Antoinette de La Barre se mariera avec André Denis Feydeau, écuyer du Roi appartenant à la grande famille parlementaire des Brou et c'est de leur mariage que naîtra Anne Marguerite Feydeau de Brou qui deviendra religieuse comme ses trois tantes et rentrera comme elles à l'abbaye du Pont aux Dames.
En 1761, Anne Marguerite Feydeau quitte cette abbaye pour rejoindre l'abbaye de Willancourt à Abbeville dont elle en devient l'abbesse. C'est ainsi que, par la suite, se fera le lien entre les La Barre et la Venise du Ponthieu. Son grand-père François de La Barre meurt le 28 février 1727. Tout va bientôt basculer dans la tragédie.
En effet, Jean-Baptiste Alexandre Lefebvre, fils unique de François, détenteur comme lui du titre de Chevalier de La Barre préfère se reposer sur les acquis de ses aïeux. Au Havre, il épouse clandestinement Claude Charlotte La Niepce, issue d'une famille ruinée dont Alexandre devra payer les dettes. Le château est en plein déclin, plus entretenu et se délabre de plus en plus d'autant que Jean-Baptiste a mis sa soeur à l'écart. Le château menace d'être vendu et c'est dans ce contexte bien triste que naît François Jean Lefebvre de La Barre, dernier Chevalier du nom et cadet de cinq enfants dont François Jacques qui le suivra sur Abbeville par la suite.
Le château des La Barre sera reconstruit à la fin du XIXème siècle, dans le style du XVIIème
Claude Charlotte meurt en 1754 alors que François-Jean n'a que 9 ans. C'est seul avec son frère qu'il inhume sa mère. Son père, désespéré ne peut y faire face et meurt dans la plus grande misère un soir d'hiver 1762. Livré à lui même, élevé dans la tradition paysanne grâce aux jeunes habitants de Férolles, l'avenir de François-Jean et son frère se tourne alors vers leur cousine Anne-Marguerite Feydeau, abbesse de Willencourt qui accepte de les accueillir.
C'est ainsi qu'en avril 1762, un autre destin commence ...
En ce milieu du XVIIIème siècle, les philosophes apparaissent et la pensée philosophique est en plein essor, encouragé par le monde de la haute bourgeoisie. Mais Louis XV, Roi insouciant, préférant les plaisirs et les distractions à la régence du Royaume qui gronde ne s'en préoccupe que peu, méprisant ces "gens de lettres". Sa maîtresse, Jeanne Le Normant d'Etiolles, faite Marquise de Pompadour, gouverne plus ou moins à sa place, dépensant bien plus que de raison. Le peuple s'appauvrit et s'énerve contre ses dépenses
Abbeville est une ville de 17 000 habitants où siège un présidial (tribunal de justice d'Ancien Régime, du ressort du Parlement de Paris). L'élite locale est alors divisée en deux clans politiquement et économiquement:
Les deux siègent à l'échevinage et s'affrontent dans leurs idées. La ville est alors dominée par les Van Robais et les Leclerc, imprimeurs.
C - Un changement radical
Pour les La Barre qui n'avaient jamais quitté leur village Briard, l'arrivée dans une ville traditionaliste et fort catholique constitue un changement radical. Abbeville ne comptait pas moins de 16 églises et bon nombre de couvents. Dans cette ville bien pieuse, tout blasphème, toute chanson "deshonnête" est punie, tout juron est amendé, tout étranger est épié et la méfiance est de rigueur.
Les deux frères font alors la connaissance de leur cousine, Anne Marguerite Feydeau de Brou, abbesse de Willancourt, 40 ans, coquette, élégante, mondaine mais jalousée des Abbevillois(e)s. Celle-ci fréquente le monde de la bourgeoisie dont une nièce de Voltaire en la personne de la marquise de Florian. Or les philosophe sont en plein essor dans cette société et leurs idées anticléricales s'étendent. Ce qui vaut à l'abbesse de la part du diocèse quelques mises en garde. Mais l'abbaye cistercienne est néanmoins tenue de main de maître et Monseigneur De La Motte ne peut rien contre cette dame qui accueille en ses salons bourgeois, noblesse et maintenant deux étrangers bien insouciants. Étrangers étroitement surveillés par Duval de Soicourt dont la rancune était d'autant plus vive que l'abbesse l'écartait de ses dîners mondains auxquels participaient souvent Douville, mais également Charles Joseph Dumaisniel, seigneur de Belleval, ex mayeur d'Abbeville et Gaillard de Boëncourt, président du Présidial. Les fils de ces nobles étaient amis avec les frères La Barre et tout ce petit monde se retrouvait et formait une petite bande insouciante, influencée par le courant philosophique montant.
Le matin du 9 août 1765, la ville se réveille en émoi: deux actes de profanation sont découverts: deux entailles à l'arme blanche sur le torse du Christ sur le crucifix situé au pied du pont-Neuf, et un dépôt d'immondices sur une représentation du Christ dans le cimetière Sainte Catherine.
Le procureur du Roi vient constater les faits et dresse le procès-verbal. L'évêque d'Amiens préside une cérémonie expiatoire prédestinant les auteurs des profanations aux supplices les plus extrêmes (nous verrons plus tard qu'il demandera toutefois la grâce du chevalier).
Lors de cette cérémonie, les sept jeunes nobles de la ville visés par le maire Duval de Soicourt, se montrent quelques peu insolents ce qui ne fait qu'augmenter les soupçons qui pèsent contre eux: ils chantent des chansons se moquant de la religion et ne se découvrent pas devant la procession.
Parmi ces sept jeunes "insouciants":
Bref, tout est réuni pour que ces sept fils de la haute bourgeoisie soient visés par une vengeance personnelle d'au moins deux personnages influents de la ville.
L'enquête est alors dirigée par Duval de Soicourt lui même puisque également lieutenant de police. Enquête malheureusement très suggestive basée sur des ragots et des on-dit, des rumeurs se colportant bien vite dans une ville tranquille en mal d'évènements. Aucun témoin direct n'a assisté à la scène de mutilation du crucifix, Cependant, le système judiciaire de l'époque donne aux témoignages une valeur de preuve.
La Barre et Moisnel sont donc arrêtés le 1er octobre 1765, détenus à la prison d'Abbeville située Cour Ponthieu, les autres suspects ayant fui ou mis à l'abri par leur illustres parents. Moisnel n'a aucune famille, La Barre tient tête, niant encore et toujours son implication dans l'affaire du crucifix. On perquisitionne sa chambre et on y retrouve un exemplaire du "Dictionnaire philosophique" de Voltaire, tant décrié. Ce sera son coup de grâce.
28 février 1766: La Barre est alors condamné pour "Impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominable" à avoir la langue tranchée, être décapité et son corps brûlé.
La Barre fait appel, clamant toujours son innocence. Pour que le procès ait lieu, le verdict doit alors être confirmé par le Parlement de Paris. Le Chevalier est alors transféré à la Conciergerie et comparait à la Grand Chambre du Parlement, sans avocat, seul et digne. Quinze magistrats sur vingt-cinq confirment le jugement d'Abbeville.
4 juin 1766: Monseigneur de la Motte, l'évêque ami de Mme Feydeau de Brou qui avait présidé la cérémonie expiatoire intervient auprès de Louis XV afin d'obtenir la grâce au vu de la minceur du dossier et de l'illégalité de la sentence (depuis 1666, le blasphème n'est plus passible de peine de mort). Mais Louis XV refuse la Grâce.
Le Chevalier sera donc supplicié le 1er juillet 1766 sur la place du Marché aux Blés devant le bourdois et des centaines de curieux.
V - L'exécution par Sanson
Rappelons que le Chevalier niera les faits jusqu'au bout, également lors de la "question ordinaire" où ses jambes furent enserrées entre des planches. On enfonce progressivement des fers entre ces planches et la peau des genoux jusqu'à ce que les os se brisent. La Barre perd alors connaissance. Réanimé, il nie toujours les faits.
On le conduit en charrette sur la grand place, en petite chemise, la corde autour du cou.
Il est décapité à la hache, privilège réservé à la noblesse par le maître des hautes oeuvres Charles Jean Baptiste Sanson assisté de son fils Charles Henri, 27 ans qui eut la lourde tache quelques années plus tard de décapiter le Roi Louis XVI.
Son corps mutilé est ensuite brûlé, l'exemplaire du "dictionnaire philosophique" de Voltaire cloué sur la poitrine. Il n'avait pas encore 21 ans.
L'émotion est très forte parmi l'assemblée et provoque malaises et évanouissement.
Voltaire est directement concerné par les circonstances de l'exécution du chevalier, puisque l'une de ses œuvres est attachée au torse du supplicié brûlé sur la place publique. Dès le 26 juin il commence à se faire entendre. Voltaire parvient à démasquer certaines personnalités d'Abbeville qui, à travers l'affaire du chevalier de La Barre, se livraient à un règlement de compte pour des histoires personnelles. Il met en lumière les mensonges de certains « témoins » trouvés par la justice (le chevalier de La Barre était chez lui, la nuit de la dégradation du crucifix).
Voltaire, sous le pseudonyme de M. Cassen, publie un récit de l'affaire : Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le Marquis de Beccaria. Il y montre la disproportion qu'il y a entre la nature des faits, une provocation de jeunes gens si l'on s'en tient à l'affaire de la procession du Saint-Sacrement, et la sentence exceptionnellement sévère et par ailleurs illégale. Il dénonce les conditions atroces de l'exécution.
À la suite de l'intervention de Voltaire le tribunal d'Abbeville arrête les poursuites contre les autres accusés. Moisnel est libéré. Le maire Duval de Soicourt est démis de ses fonctions.
En 1769, dans une nouvelle édition du Dictionnaire philosophique, dans un complément à l'article consacré à la torture, Voltaire revient sur l'affaire. Il y dénonce la barbarie des pratiques judiciaires de son temps, comme la « question » destinée à arracher les aveux.
Grâce à ses relations importantes en Europe, Voltaire parvient à assurer la sûreté de Gaillard d’ Etallonde, un des condamnés en fuite, qu'il fit entrer dans l'armée prussienne. En 1775, sous la signature de Gaillard, réfugié auprès de Voltaire à Ferney, paraît Le Cri du sang innocent (dont Voltaire est probablement l'auteur). Il espérait ainsi obtenir du nouveau roi Louis XVI la grâce du condamné, malheureusement en vain.
Il est certain, que la condamnation du chevalier de La Barre s'appuyait sur une interprétation illégale des textes judiciaires. Elle montrait la volonté des juges d'Abbeville et du Parlement de Paris de faire un exemple. Pour eux il fallait lutter contre l'influence, qu'ils jugeaient nuisible, des philosophes.
Le chevalier de La Barre fut réhabilité par la Convention le 15 novembre 1793 (25 brumaire an II).
VII - Les hommages posthumes
Sur le parvis du Sacré-Cœur fut très longtemps exposée à la demande des francs-maçons du Grand-Orient de France une statue du chevalier de 1897 à 1926, date à laquelle elle a été déplacée pour rejoindre le square Nadar jusqu'à ce que les Allemands l'enlèvent et l'envoient à Berlin dans l'attente d'une refonte.
En 2001, la municipalité de Paris décide de remettre une autre statue du chevalier à son emplacement du Square Nadar, le représentant les mains dans les poches et le chapeau sur la tête, symbolisant son "opposition" religieuse.
A Abbeville, un monument est érigé et inauguré en 1907 par souscription publique. Il est devenu le point de ralliement de la manifestation du groupe La Barre, symbole de laïcité. Cette manifestation a lieu tous les ans, le 1er juillet en souvenir de son supplice.
Sources :
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